Marijac
qui réalisa avec Le Rallic
plusieurs bandes dessinées était aussi un de ses grands
amis. Voici grâce à M. Franz Van Cauwenbergh, l'interview
qu'il donna le 23 avril 1992 :
Franz
Van Cauwenbergh : Dans quelles circonstances avez-vous rencontré
Etienne LE RALLIC ?
MARIJAC
: Nous nous sommes rencontrés au sein du journal "Cœurs
Vaillants. Victime d'une grave chute de cheval lui ayant pratiquement
fait perdre l'usage d'un oeil et de fait dans l'impossibilité
de fournir ses travaux auprès de ses nombreux clients, il recherchait
un dessinateur capable de reprendre une part de ses réalisations.
Le Rallic illustrait principalement des articles singés par
l'abbé Courtois ayant pour pseudonyme Jacques Coeur dont les
thèmes définissaient l'esprit du mouvement "Cœurs
Vaillants". Très ennuyé, Jacques Coeur, dont le
journal, à ses débuts, ne tirait qu'à 1500 exemplaires,
n'avait que trois collaborateurs : Hergé, Le Rallic et moi...
jeune dessinateur qui cherchait sa voie et son style. Je fus choisi
pour le meilleur ou pour le pire.
F.V.C
: Avez-vous réussi à vous adapter au style talentueux
de ce chef de file de la bande dessinée ?
MARIJAC
:
N'ayant jamais suivi le moindre cours de dessin, j'avais pour plaisir,
d'imiter de prestigieuses signatures, telles que celles de Jobbé
Duval, Nicolson et bien évidemment LE RALLIC; de la conjonction
des techniques de ces trois illustrateurs s'est finalement dégagé
mon style propre, je dessinais d'instinct. Le temps, l'expérience
et mon tempérament firent le reste.
F.V.C.
: Comment se traduisit ce début de collaboration et cette amitié
sans faille qui vous unit jusqu'à sa mort ?
MARIJAC
:
Je venais de me marier, le dessin ne nourrissait pas son homme. C'est
l'époque où je tentai de me recycler en débutant
une carrière dans le secteur de l'assurance-vie. Obtenant des
résultat positifs, je décidai de m'y consacrer à
part entière ; j'en fis part à l'abbé Courtois.
"Cœurs Vaillants" ne pouvant m'offrir que de maigres piges.
L'abbé Courtois signala immédiatement la chose à
LE RALLIC. Celui-ci m'écrivit aussitôt une lettre me
donnant dans les délais les plus brefs, rendez-vous dans un
établissement de Montparnasse : "La Coupole". Désireux
de me rencontrer, il signalait dans sa missive :" J e serai près
de la porte d'entrée, vous verrez un petit gros avec une pipe,
ce sera moi". C'est ainsi que nous nous rencontrâmes et
que je bus en sa compagnie mon premier pernod, l'une de ses boissons
favorites. Le Rallic, excellent dessinateur de chevaux, se trouvait
dans l'incapacité de concevoir des personnages humoristiques,
encore moins d'écrire le moindre scénario. Il fit donc
appel à mon concours. Nous réalisâmes ensemble
l'album de "Flic et Piaf" sur l'un de mes premiers scénarios,
le personnage du cheval "Piaf" fut dessiné par LE
RALLIC, celui du héros "Flic" réalisé
par moi-même. Dès cette collaboration, notre amitié
ne se démentit jamais durant quarante ans.
F.V.C.
: Lui fournissiez-vous le découpage des histoires qu'il était
chargé de dessiner ?
MARIJAC
:
J'ai toujours accordé une grande importance à mes scénarios.
Ceux-ci sont l'âme d'une bonne bande dessinée, son épine
dorsale, qui sans elle ne tiendrait pas debout. LE RALLIC fut le meilleur
interprète de mes séries historiques : Flamberge (cape
et épées) - Poncho Libertas (Far-West) - et le Fantômes
à l'églantine, une histoire de chouans, où il
se surpassa ! Mon scénario était croqué, y incluant
l'emplacement des bulles et des dialogues. Le dessinateur était
immédiatement plongé dans le bain. LE RALLIC avait cette
rare capacité d'adapter avec facilité son style au plan
que je lui dressais. Sa force d'imagination et de retranscription
graphique a toujours fait merveille. Ce grand professionnel était
apte à traduire mes scénarios dans leurs moindres détails
tout en faisant preuve d'authenticité tant dans la création
ou recréation des costumes, des décors et paysages.
A ce propos sa veuve signale dans une interview pour le fanzine français
HAGA : "il travailla beaucoup à partir de documents historiques,
ce qui plus tard fit de lui un spécialiste, par la rigueur
et la précision de son dessin".
F.V.C.
: Sur le plan de la documentation, lui fournissiez-vous des ouvrages
de références o des conseils ? On est étonné
de voir tout au long de son oeuvre un travail de reconstitution parfait
et exemplaire.
MARIJAC
:
Je luis faisais confiance. Au sein de mon "écurie",
je connaissais la qualité de sérieux de mes collaborateurs.
LE RALLIC n'aurait jamais supporté la moindre erreur, c'était
l'artiste même dont le travail ne pouvait souffrir de la moindre
imperfection. Il possédait sa propre documentation et savait
l'utiliser à bon escient. Tous les domaines qu'il a abordés
ont été traités avec un rare souci de vérité
et d'exactitude.
F.V.C.
: Lisait-il beaucoup ?
MARIJAC
:
Il n'avait pas le temps, le dessin et l'équitation l'absorbaient
trop.
F.V.C.
: Tout comme LE RALLIC, vous avez bien connu Hergé. Quels étaient
vos rapports avec le futur "maître" ?
MARIJAC
:
J'ai bien connu Hergé, c'était le modèle même
de l'artiste intellectuel, pondéré, contrairement à
mon activité brouillonne. Mes rapports avec lui étaient
marqués d'une amitié sincère et réciproque.
Je l'ai souvent rencontré quand il se rendait à Paris.
Nous passions ensemble d'excellentes soirées au restaurant,
avec nos épouses, soirées qui se terminaient malheureusement
dans des théâtres où se jouaient des pièces
ultra-modernes ; ce qui nous opposait à l'entracte dans des
discussions sans fin ! A l'invasion de la Belgique en 1940, il prit
le chemin de l'Auvergne, pays de son ami Marijac. Prisonnier, je ne
m'évadai pas assez vite pour le voir. C'est ma femme qui le
reçut, lui, sa famille et son chat.
F.V.C.
: Pouvez-vous me citer des traits caractéristiques du mode de
vie de LE RALLIC ?
MARIJAC
:
C'était un homme jovial, qui ne dédaignait ni la cuisine
de qualité, ni les grands crus. Les viandes rouges avaient
sa préférence. Authentique descendant des Chouans, il
était breton, son arrière-grand-père avait combattu
sous les ordres du célèbre Cadoudal. Il vouait une admiration
profonde à cette cause historique. Originaire d'Angers, où
il naquit en 1891, il fit son service militaire à Saumur au
sein de la cavalerie du 21ème Dragon, ce qui explique sa passion
pour les chevaux. Admirant et appréciant ses talents de dessinateur
et d'illustrateur, les autorités militaires lui confièrent
des travaux graphiques plutôt que de l'obliger à servir
en tant que recrue. Idée excellente, au départ de laquelle
il étudia dans ses moindres détails la morphologie et
l'anatomie de la gent chevaline. Régulièrement, suite
au décès d'animaux, il reproduisait sous forme de planches,
l'étude des structures et de la musculature du noble animal.
Il excellait dans ce domaine qui lui permit de connaître et
d'analyser dans ses moindres détails les onctions de l'une
des plus belle conquêtes de l'homme. Fervent militaire, il n'obtint,
à son grand désespoir, que le grade de soldat de première
classe, il en restera profondément déçu tout
au long de son existence. Toutefois, ses amis militaires, atténuèrent
son amertume en le nommant "Colonel honoraire" du régiment
de cavalerie en garnison à Saint-Germain-en-Laye où
il habitait. Mettant à sa disposition une ordonnance et une
cheval en compagnie duquel il se plaisait à faire quotidiennement
de longues promenades dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye,
proche de son domicile, c'est au cours de l'une de ces sorties qu'il
fut victime de l'accident de cheval qui faillit compromettre sa talentueuse
carrière.
F.V.C
: Consacrait-il une part importante de sa journée à la
réalisation de ses planches ?
MARIJAC
:
C'était un artiste consciencieux. Il travaillait régulièrement
de quatre heures du matin à midi, puis la paix dans l'âme,
il allait prendre son apéritif aux diverses terrasses de Saint-Germain-en-Laye.
Là, il retrouvait ses amis officiers du IIème Dragon
porté, unité où il me fit incorporer en 1939/1940.
Il consacrait son après-midi à l'équitation.
F.V.C.
: Avez-vous découvert son oeuvre au travers des revues adultes
légères (Pêle-mêle, Fantasio, Le Sourire,
La Vie Parisienne, Froufrou,...) ou au niveau de ses bandes dessinées
?
MARIJAC
: Au
niveau de la bande dessinée. Je ne connaissais son dessin et
son graphisme qui me fascinaient dans "Les trois couleurs"
journal d'enfants paraissant durant la première guerre mondiale
(12.12.1914 / 25.12.1919 - 264 numéros). A l'époque,
le neuvième art en tant que tel n'existait pas. Cow-boys et
indiens faisaient la une, dessinés magistralement par LE RALLIC.
F.V.C.
: Quelle était sa technique de travail ? A-t-elle été
contrariée par son accident ?
MARIJAC
:
Il dessinait remarquablement bien, sa technique était extraordinaire,
c'est à peine s'il traçait. Il était inutile
de chercher dans ses planches la signature, tant le dessin lui-même
était personnalisé, un dessin clair, net, précis,
en un mot un dessin qui parlait. Il dessinait uniquement à
la plume et n'utilisait pas de pinceaux. Au vu de ses planches, je
n'ai jamais constaté la moindre retouche. Sa technique était
parfaite, son sens du mouvement et de la mise en scène d'une
indéniable originalité. Il travaillait pratiquement
au format de la publication. Sa veuve nous confie : "Il ne prit
jamais de congés. Nous partions en vacances avec tout le matériel
pour dessiner et la documentation nécessaire aux travaux en
cours : un vrai déménagement !". Suite à
sa chute de cheval, une légère déformation se
lisait sur le plan graphique, elle s'est accentuée à
la fin de sa carrière. Mais peut-on reprocher cela à
ce génie qui a enchanté tant de générations
de lecteurs ? Son style a fait école, de grands noms actuels
de la bande dessinée ont appris beaucoup en étudiant
sa dynamique, son style, son sens de la mise en page et du mouvement
et surtout le jeu de pattes des ses chevaux.
F.V.C.
: Quels bons souvenirs gardez-vous de lui ?
MARIJAC
:
Il avait toujours le sourire, d'aspect rondelet il avait grand plaisir
à se vêtir en tenue d'équitation. Ses lèvres
étaient déformées par une bouffarde qui ne le
quittait jamais et qu'il s'obstinait à vouloir allumée.
Il aimait me raconter sa jeunesse, celle où tout en dessinant
deux jours par semaine sur le coin d'une table de bistrot, il trouvait
le moyen de bien vivre et de pouvoir entretenir un cheval, en dessinant
de petites femmes déshabillées, jamais pornographiques,
mais agréables à regarder. C'était un dessinateur
très "vieille France" qui saluait les dames en leur
faisant le baise-main.
F.V.C.
Quelle fin eût-il ?
MARIJAC
:
J'étais à Bruxelles, à une réunion d'Europe
Presse Junior, lorsque par téléphone ma secrétaire
m'apprit son décès. Je quittai aussitôt la réunion
pour revenir d'urgence à Paris afin de conduire à sa
dernière demeure ce vieil ami fidèle à qui je
devais tant. Depuis de longues années, un mal incurable le
rongeait. Tous les mois, connaissant ses goûts : viande rouge
et bons vins, je me faisais une joie de le recevoir à ma table.
Lors de ces rencontres, il ne tenait malheureusement pas compte de
son régime. Sa fin fut exemplaire. Alors qu'un prêtre
venait l'assister, il lui dit en bon chrétien qui n'avait rien
à se reprocher, de prier plutôt pour une jeune maman
du pays qui gravement malade luttait contre la mort. LE RALLIC s'était
retiré à Sorel-Moussel, près d'Anet-le-Château.
Ses obsèques furent des plus simples. C'est dans un corbillard
du pauvre qu'il fit son dernier voyage. Je fus le seul dessinateur
à assister à son enterrement. Il faisait beau , la campagne
était riante et le corbillard tiré par un vieux cheval
; lui qui en dessina si souvent ne pouvait souhaiter mieux ! Il repose
en paix, sous une simple dalle de marbre , où je me reproche
de ne pas venir plus souvent me recueillir.
Remerciement à M. Franz
Van Cauwenbergh pour cette belle interview.
page
entretien